L’Eclairage : Bonjour Gérard, et merci d’avoir accepté de partager votre expérience et votre vision de l’écosystème crypto.
Vous avez, à de nombreuses reprises, écrit pour des médias connus comme Contrepoints et on a déjà eu l’occasion de vous entendre sur le Grand angle Crypto (GAC) qui se définit comme une chaine YouTube autour de l’économie, des cryptos et de l’entrepreneuriat.
Aujourd’hui, l’Ukraine a entamé une seconde phase dans l’acceptation des cryptos sur le territoire et a annoncé dans un tweet la mise en place d’un cadre de loi permettant notamment aux établissements bancaires Ukrainiens d’ouvrir un compte aux entreprises crypto. Avant cela, le pays avait déjà autorisé le crypto sur son territoire (source) ce qui lui avait d’ailleurs permis de lever plus de 52 millions de dollars en cryptomonnaies dont près des 3/4 proviennent du Bitcoin et de l’ether selon le magazine Forbes.
Au vu du contexte actuel, avec la guerre en Ukraine et de la légalisation des crypto en Ukraine, il apparaît donc intéressant de revenir sur les fondamentaux et de parler de ce qui se passe concrètement.
L’Éclairage : Avant cela, pourriez-vous vous présenter ?
Gérard Dréan : Oui. D’abord bonjour et merci de me donner la parole sur votre chaîne.
Comme je l’ai dit sur l’interview de Grand Angle Crypto que vous citez, j’ai un long passé d’informaticien puisque je suis entré à IBM en 1957 au tout début des ordinateurs en France. Presque tous mes postes ont été à la charnière entre la technique et le commerce, et j’y ai développé ma passion de comprendre et d’expliquer. Puis dans les années 80, j’ai été dans d’autres entreprises où j’ai découvert que toutes ne fonctionnent pas comme IBM, ce qui m’a amené à me poser des questions sur le fonctionnement interne des entreprises. En plus, c’était le moment où toute l’industrie informatique était bouleversée par l’arrivée des micros et où IBM se débattait dans des difficultés qui l’ont finalement amenée à changer de nature et à perdre 90% de ses effectifs. Là encore, j’ai essayé de comprendre ce qui se passait et pourquoi, ce qui m’a amené à me plonger dans la littérature économique, ce qui m’a permis de me forger une opinion sur les différentes écoles de pensée et de constater le niveau général d’ignorance et d’idées fausses. Tout ça s’est traduit par de nombreux articles dans plusieurs revues et par plusieurs bouquins, dont un en 1996 sur l’évolution de l’industrie informatique et un livre élémentaire d’économie en 2012.
L’Éclairage : Comment avez-vous découvert les cryptomonnaies ?
Gérard Dréan : Un peu par hasard vers 2012 ou 2013 sur un site internet libéral où je suis tombé sur un article qui parlait de Bitcoin. J’ai rapidement pensé que pour comprendre ça, il fallait allier des connaissances informatiques à des connaissances économiques, et ma curiosité naturelle a fait le reste. En mai 2013, je me suis cru assez fort pour publier mon premier article sur le sujet.
L’Éclairage : Est-ce que vous investissez dans les cryptomonnaies ? Et si oui, est-ce à ce moment-là que vous avez commencé à investir dans les cryptomonnaies où est-ce que vous l’avez fait bien plus tard ?
Gérard Dréan : Je vais beaucoup vous surprendre, mais je n’ai pas investi dans les cryptomonnaies au sens financier du mot. J’ai juste acheté ce qu’il fallait pour voir de près comment fonctionnent un wallet et un site de change. Ma seule motivation a été la curiosité intellectuelle, et là en revanche j’y ai investi beaucoup de mon temps …
L’Éclairage : Diriez-vous que c’est une avancée majeure dans nos sociétés ?
L’utilisation de cryptomonnaies et du Bitcoin n’a jamais été aussi importante. Les transactions Bitcoin représentent plus de 62% de plus en dollars que les transactions effectuées sur Paypal (490 milliards de dollars par trimestre, contre un peu plus de 300 milliards pour PayPal). Et Visa a annoncé que les transactions en crypto ont dépassé le milliard de dollars au premier semestre de cette année. On voit également que l’utilisation des cryptomonnaies se démocratise avec le conflit Russo-Ukrainien alors que les réseaux bancaires des deux côtés sont enlisés dans cette crise. En Ukraine, le gouvernement et les organisations de soutien contre l’invasion russe ont récolté plus de 52 millions de dollars en cryptomonnaies dont près des 3/4 proviennent du Bitcoin et de l’ether selon le magazine Forbes. En Russie, le volume des échanges pair-à-pair sur le réseau Bitcoin a été multiplié par trois, selon Elliptic, suite à la dévaluation du Rouble et aux sanctions économiques que subit le pays.
Gérard Dréan : Si vous avez suivi mes écrits et mes interventions, il ne vous a pas échappé que je suis libéral, c’est-à-dire que je pense que chacun a le droit de penser et d’agir comme il veut tant qu’il ne cherche pas à imposer sa volonté aux autres. Cas particulier : l’État ne doit pas imposer d’autres restrictions que celles qui sont nécessaires pour justement empêcher certains d’imposer leur volonté aux autres. Je trouve donc que les cryptomonnaies sont une avancée majeure en ce qu’elles donnent la possibilité d’utiliser d’autres moyens de règlement que les monnaies d’État .
En même temps, les États ne vont pas facilement renoncer à un monopole qu’ils ont mis des millénaires à conquérir et qui leur donne le moyen d’agir à leur guise en créant toute la monnaie dont ils pensent avoir besoin. Ils ont mis quelques années à comprendre la menace, mais maintenant ils sont engagés dans une guerre contre les cryptomonnaies. Ils ne savent pas encore très bien quelles armes utiliser, mais ils peuvent au moins dissuader les gens d’utiliser les cryptomonnaies en utilisant la réglementation, d’autant plus qu’il faut bien reconnaître que dans nos sociétés développées, les cryptomonnaies n’ont que peu d’avantages pratiques pour les paiements courants par rapport à la carte de crédit ou au paiement électronique.
Au total, oui c’est une avancée importante. Mais plus le public adoptera les cryptomonnaies, plus les Etats essaieront de l’empêcher en utilisant tous les moyens à leur disposition, par exemple les monnaies numériques de banque centrale, qui détournent les technologies crypto pour lutter contre elles, mais aussi la réglementation, la loi et donc la police. Difficile de prévoir comment tournera cette bagarre, mais je crains bien que les Etats soient assez forts pour faire des cryptomonnaies un phénomène éternellement marginal dans le domaine monétaire, et que les monnaies « fiat » resteront toujours dominantes.
En revanche, les technologies qu’utilisent les cryptomonnaies sont d’ores et déjà mises au service d’autres applications en dehors du domaine monétaire, où l’État n’a ni les mêmes privilèges à défendre, ni les mêmes moyens de le faire. Donc il me semble que l’impact sociétal de l’innovation de Satoshi Nakamoto sera principalement (et paradoxalement) dans des domaines autres que le domaine monétaire.
L’Eclairage : Oui, a contrario nous pouvons voir un durcissement des politiques ou du moins, une volonté ferme d’encadrer l’utilisation des cryptos notamment en Europe avec la directive MiCa et aux États-Unis une volonté de jouer un rôle clé dans le développement de la technologie tout en restreignant l’utilisation des cryptomonnaies à proprement parler. Pensez-vous que les cryptomonnaies devraient être plus réglementées ?
Gérard Dréan : Je vais vous faire une réponse typiquement libérale : Si l’objectif était uniquement de protéger les citoyens contre les risques et les abus, l’idéal serait une réglementation indicative, des codes de bonne conduite en quelque sorte, qui pourraient être établis par la profession elle-même et que les promoteurs de chaque crypto seraient libres de suivre ou non, mais en l’indiquant clairement. Chaque utilisateur aurait la liberté de choisir à ses risques et périls entre des moyens de paiement réglementés donc en théorie plus sûrs ou des moyens non réglementés donc plus risqués. Autrement dit, il devrait y avoir des monnaies réglementées et des monnaies non réglementées, avec même plusieurs niveaux de réglementation entre lesquels les gens pourraient choisir.
Mais je crains d’une part que les “réglementeurs” ne l’entendent pas de cette oreille et veulent que leur réglementation soit imposée à tous, et d’autre part qu’ils voient la réglementation comme un moyen de dissuasion.
L’Éclairage : Quel est pour vous le projet le plus abouti en crypto et pourquoi ?
Gérard Dréan : Je refuse de décerner des brevets de qualité ou des prix de beauté. De toute façon, il faudrait définir le mot « abouti ». Par rapport à quoi ? à ses objectifs ? dans l’absolu ? Les projets ont des objectifs et des ambitions très différentes. Les ambitions d’une plateforme généraliste comme Ethereum ne sont pas celles d’un système de paiement comme Bitcoin. Des systèmes différents peuvent être chacun « le plus abouti » dans son genre. À un moment donné, un système ambitieux peut être loin d’être « abouti » alors qu’un système simple peut être « abouti » tout en étant plus primitif.
Bitcoin et Ethereum sont les plus validés par l’expérience, mais en même temps ils sont limités dans leurs ambitions et leurs performances. Il faudrait se poser une autre question : quel est le plus prometteur, en tenant compte à la fois des objectifs qu’il affiche, des moyens qu’il se donne pour y arriver et de la probabilité qu’il y parvienne ?
Avec cette optique, je dois avouer que j’ai un faible pour Cardano : extrêmement ambitieux, avec les moyens de ses ambitions et un mode de gestion favorable à la réussite. Mais il y en a plein d’autres que je connais moins, et je suis sûr que si je les regardais de plus près, j’en aurais une opinion tout aussi favorable. De toute façon, je crois que l’avenir est à la coexistence de plusieurs systèmes et non à la domination d’un seul. Inutile de chercher « le meilleur » quelque doit la définition de « meilleur ».
L’Eclairage : Pourriez-vous nous en dire plus sur le fonctionnement de Cardano ?
Gérard Dréan : Je l’ai étudié en tant qu’exemple particulièrement bien documenté des technologies qu’on regroupe sous la désignation de « preuve d’enjeu ». Pour en savoir plus long, vous pouvez vous reporter à une présentation que j’ai faite en octobre dernier : Du nouveau sur Cardano 💫🏁💯 – YouTube,
L’Éclairage : Pour une personne qui souhaiterait développer son expertise sur les cryptos, que lui conseilleriez-vous ?
Gérard Dréan : Passez beaucoup de temps à vous documenter auprès du maximum de sources. Do Your Own Research (DYOR) et ne croyez pas ce qu’on vous dit (même moi !) sans vérifier.
Intéressez-vous aux systèmes informatiques et à leurs fonctions, et pas seulement aux unités de compte qui ne sont que jamais que des épiphénomènes. L’immense majorité des systèmes qu’on appelle à tort cryptomonnaies ou cryptoactifs sont faits pour rendre des services qui n’ont rien à voir avec le paiement ni la réserve de valeur.
Ne tenez rien pour acquis et soyez toujours prêts à remettre en question ce que vous croyez savoir. Quelqu’un a dit à propos de Bitcoin « les dix premières fois qu’on essaie de comprendre, on se trompe ». Je peux en témoigner par expérience personnelle. Et c’est vrai de tous les systèmes un peu ambitieux, par exemple les plateformes Proof of Stake. Et je ne parle même pas des systèmes à base de graphes orientés acycliques (DAG) comme Fantom, Iota ou Nano, auxquels je ne comprends toujours pas grand-chose sinon que la notion de bloc n’y existe pas. Mais ça va venir …
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