Le petit pays de 7,5 millions d’habitants fait beaucoup parler de lui dans l’actualité en ce moment. Le président du Salvador, Nayib Bukele a annoncé le 21 novembre 2021, son intention de créer une ville entièrement dédiée au Bitcoin, après avoir décrété la crypto, deuxième monnaie nationale, le 7 septembre 2021. Une nouvelle fois, coup de théâtre. Le président annonce lors de la première Bitcoin Conference Week du Salvador, le lancement du financement de “Bitcoin City” par l’émission de “Bitcoin Bond” d’une valeur de 1 milliard de dollars, en partenariat avec Blockstream et Bitfinex.
Officiellement, le président entend redresser la situation économique et développer les potentialités technologiques de son pays en matière de cryptographie. Cependant, ces raisons sont remises en question. Et pour cause ?
Le Bitcoin, une solution économique
Le Salvador est entré en récession. Avant la crise sanitaire, le pays enregistrait une croissance moyenne de 2,4 % durant les cinq dernières années. Avec la crise sanitaire, les exportations du Salvador ont diminuées de 69 % du fait de la contraction de l’activité mondiale. Le FMI anticipait une récession de 5,4 % en 2020 en raison de la situation économique, mais aussi à cause des coûts, non négligeables, liés aux mesures sanitaires prises par le gouvernement salvadorien. Finalement, le PIB a chuté de 8,6 % de 2020 à 2021.
Le secteur agricole représente 10,6 % de son PIB, l’industrie 24,6 % et les services, une part importante, 64,9 % avec une consommation qui représente 88 % du PIB. Le pays est dépendant de ces exportations de pétrole et des fonds reçus de l’étranger qui représentent plus de 20 % de son PIB. Or le commerce extérieur se porte mal. Le pays voit ces exportations en baisse et la dollarisation de l’économie se matérialise par une baisse de compétitivité des exportations alors que ces importations augmentent. Par ailleurs, les fonds reçus de l’étranger sont soumis à des frais de transferts importants. Conséquence, un plan de relance est nécessaire pour relancer l’économie du pays.
Pour se sortir de cette crise, le gouvernement a mis en place un plan de relance financé par la dette. C’est dans ce cadre, qu’une aide de 1,3 milliard de dollars financée par le FMI a été mise en place. Un premier montant de 389 millions de dollars est accordé par le FMI en avril 2020. Dans un premier temps, des liquidités ont été injectées dans des secteurs clés (industrie bancaire) et un allègement fiscal a été mis en place pour soulager la population et rendre l’emprunt plus accessible à la population. Puis, d’autres mesures voient le jour dont l’adoption du Bitcoin. Pour rendre plus soutenable son modèle économique, le président Salvadorien y voit l’opportunité de facilité les transferts de fonds venus de l’étranger et dynamiser les exportations du pays. Ce qui a entrainé des contestations à l’égard du président, déjà critiqué pour ses décisions politiques.
Un président contesté à l’échelle national
Alors âgé de 37 ans, Nayib Bukele, politicien de centre droit, a pris ces fonctions de président le 1 juin 2019. Le jeune président dynamique et ouvert mène une politique souvent qualifiée d'”autoritaire” et n’hésites pas à user de son pouvoir pour appliquer ces orientations politiques. Après la victoire de son parti aux élections législative en mai 2021, plusieurs magistrats accusés d’avoir pris des décisions jugées arbitraires ont été destitué, provoquant ainsi, un vent de contestation venant de l’opposition. Cette initiative avait été également condamnée par le FMI (source). Le 17 octobre 2021, des manifestations ont eu lieu dans les rues du Salvador pour contester contre l’adoption du Bitcoin comme deuxième monnaie légale et exprimer leur mécontentement concernant la politique menée, jugée autoritaire.
Alors très plébiscité pour la rupture qu’il opère avec les partis traditionnels qui dominaient le pays depuis ces trente dernières années, la politique menée par Nayib Bukele est contestée pour son caractère “antidémocratique” (Source). À cela s’ajoute, une centaine de changements de la constitution prévus dont le rallongement de la durée du mandat présidentielle : un revirement à 360° de la politique salvadorien qui met le feu aux poudres et crée la polémique à l’échelle nationale et internationale. Le FMI et la Banques mondiale semblent sceptiques concernant l’adoption du Bitcoin et les investisseurs, inquiets des nombreux revirements de la politique du pays.
Des mises en garde à l’échelle international
L’adoption du Bitcoin comme monnaie légale ou le plan d’aide international, au choix ?
Sur la scène internationale, le FMI a mis en garde le Salvador sur les risques que comportait l’adoption du Bitcoin comme monnaie légale, et ce, à plusieurs reprises. Dans la continuité du plan de relance, qui devait être financé par le FMI, progressivement, à hauteur de 1,3 milliard, le Salvador soumet, au FMI puis à la Banque Mondiale, une nouvelle demande d’emprunt pour la relance, projet Bitcoin inclut. Toutes deux ont refusée d’accorder des aides qui concerneraient ce dernier.
Le FMI est conscient des besoins du pays, mais conteste cette décision et remet en cause le financement du plan de relance du Salvador dans un compte rendu publié le 22 novembre 2021.
« Les déficits budgétaires persistants et le service élevé de la dette publique entraînent des besoins de financement budgétaire bruts importants et croissants“
“Compte tenu de la forte volatilité des prix du BTC, son utilisation comme monnaie légale comporte des risques importants pour la protection des consommateurs, l’intégrité financière et la stabilité financière”
“Son utilisation donne également lieu à des engagements budgétaires conditionnels. En raison de ces risques, Bitcoin ne devrait pas être utilisé comme monnaie légale“
imf.org
Gerry Rice, porte-parole du FMI avait d’ailleurs souligné que cette adoption (si adoption il y a) serait suivie de près.
À ce moment-là, sur le marché obligataire, les investisseurs aussi voient d’un mauvais œil l’adoption du Bitcoin au Salvador. Les titres de dette (obligations) libellées en dollar, chutent de 3,33 dollars à 1,10 dollar.
Cela n’a pas freiné le président Salvadorien qui a concrétisé son projet Bitcoin début septembre.
La face cachée de l’adoption du Bitcoin au Salvador
Depuis septembre, les habitants peuvent accéder à “Chivo, une application mise à disposition par les pouvoirs publics de se procurer des bitcoins. Afin d’inciter l’installation de cette application, le gouvernement offre 30 dollars à chaque utilisateur dès le téléchargement de l’application, soit environ 10 % du revenu mensuel moyen d’un Salvadorien : les ingrédients parfait pour une adoption significative. Néanmoins, l‘application est peu utilisée et de forte contestation ont lieu dans le pays.
Un documentaire réalisé par Marc Falzon, expert crypto, nous permet d’en prendre la mesure.
D’après l’enquête de terrain réalisée par Marc Falzon, l’application ne remplit pas ces promesses.
Elle ne permet pas aux habitants de profiter d’un moyen de paiement décentralisé leur permettant d’échanger librement et comporte un certain nombre de limites de fonctionnement.
⇒ L’application n’est pas intuitive et l’utilisateur doit apprendre à ces dépens les conditions et la manière dont il peut utiliser ces Bitcoins.
Durant son séjour, Marc Falzon a fait appel à une personne vivant au Salvador pour tester l’application. Au cours de cette expérimentation, nous pouvons constater la lenteur de l’application. Et découvrir, après une série de tentatives d’achat, que les transactions ne sont pas autorisées pour un montant inférieur à 5 dollars avec les 30 dollars accordés, sans explications préalables des conditions d’utilisation.
⇒ Les utilisateurs ne détiennent pas leurs Bitcoins
Ils n’ont pas accès à leur clé privée. Précisément, Chivo ne donne pas aux citoyens le contrôle de leur propre compte, à la fois en Bitcoin et en dollars. Aucune communication n’a été faite pour justifier de cette décision.
À cela s’ajoutent des éléments contestables :
⇒ Des omissions/dissimulations concernant l’application
On peut voir dans le documentaire que des influenceurs diffusent des informations inexactes sur l’adoption du crypto-actif via Twitter. En essayant de contrecarrer cela et diffusés ce qu’il voyait, il a d’ailleurs été attaqué sur son contenu. En outre, le discours officiel dit qu’avec la demande du gouvernement et les guichets automatiques installés, aucune commission ne sera appliquée, mais jusqu’à quand ? Souligne Marc Falzon.
⇒ Le financement de l’application par l’impôt
La « bitcoinisation » étant financée par les impôts, cela équivaut en effet à payer avec l’argent du contribuable le pari de certains… Ce qui est un élément discutable et d’ailleurs, discuté comme on peut le constater.
Coûte que coûte, le président semble tout de même décidé à faire adopter le Bitcoin et continue dans sa lancée. À l’occasion du premier forum Bitcoin organisé au Salvador, le président a dévoilé son projet “Bitcoin City” et le lancement de billets libellés en Bitcoin pour financer ce projet d’une valeur de 1 milliard de dollars. À l’instar d’un lancement de start-up, des jeux de lumière, de la fumée colorée et une grande scène étaient au rendez-vous. Cette nouvelle n’a pas ravi les investisseurs traditionnels, les obligations d’État du Salvador chutent de 1,10 à 0,70 dollar, à l’annonce du plan de financement de Bitcoin City. Vraisemblablement, un investissement conventionnel semble compromis. Reste à voir ce qu’il en sera du côté des investisseurs privés du monde de la cryptographie.
La plupart des pays d’Amérique Latine et d’Afrique rencontrent des problématiques économiques similaires, voire identiques pour certains.
Même si la mise en œuvre est discutable et certainement, à revoir. La réussite de ce projet est un défi de taille à l’échelle national, mais aussi planétaire ! Il pourrait devenir l’exemple à suivre pour favoriser ces économies et l’inclusion financière : un enjeu majeur.